Zone de la mort

par Katja Hunsinger

Hier soir, coup de fil de mon père. C’est ma fille de huit ans qui répond, mais quand elle entend sa voix elle fait une grimace et me tend l’écouteur avec un geste brusque avant de partir en courant dans sa chambre.
Mon père  : C’était ta fille qui a décroché, non ?
Moi  : Oui.
Mon père : Pourquoi elle ne m’a pas dit bonsoir ? Pourquoi elle ne voulait pas me parler ?
Moi : Je ne sais pas. Elle est fatiguée.
Mon père : Elle peut dire bonsoir à son grand-père quand même. Bon, je dérange, vous êtes en train de dîner ?
Moi : Non, pas encore. Ca va toi ?
Mon père  : Je voulais parler un peu avec toi.
Moi : Oui.
Mon père : Tu vas bien mon ange ? J’aimerais tellement que tu sois là, maintenant, ici, avec moi. Je fumerais tout un paquet de Marlboro et on boirait du rouge et on dirait à ta mère de nous laisser tranquilles.
Qu’elle laisse ce vieux connard de soixante-huitard dont le feu faiblit chaque jour un peu plus parler tranquillement avec sa fille.
Moi  : Tout va bien.
Mon père : Ta mère est à son cours d’italien.
Moi  : Chouette.
Mon père : Elle y passe un temps fou. Elle me lit ses exercices, je comprends rien, elle a un accent indien.
Moi  : Comme quand elle parle anglais.
Mon père : Exactement. C’est terrible ! On dirait Indira Gandhi !
Hier je l’ai amené à sa coloscopie. Ils ont trouvé plein de polypes, mais a priori ce n’est pas cancérigène. Il faut qu’elle se fasse opérer de la hanche. Et d’une hernie. Et les nœuds dans sa thyroïde sont des nœuds méchants, donc il faut opérer aussi. Elle se fait tout un film là-dessus, elle a la trouille, mais moi je lui dis qu’aujourd’hui c’est rien du tout ce genre d’intervention, c’est des actes de routine. En plus il y a sa vessie qui est descendue.
L’horreur totale.
Moi : Ne t’inquiète pas.
Mon père : Bien sûr que je m’inquiète, je m’inquiète comme un fou. Tu sais (amusé), j’ai un copain alpiniste qui m’a appelé il y a quelques jours pour prendre des nouvelles, je lui ai dit : avec ma femme on a franchi la zone de la mort. Il a bien rigolé (il rit). Tu comprends ça, la "zone de la mort" ? C’est comme ça qu’ils disent les alpinistes, quand ils franchissent les 7000 mètres. Il y a plus d’oxygène, tu deviens fou, t’as des troubles psychiques, pulmonaires, cérébraux. T’as froid, t’as peur, tu vois rien, y a du brouillard partout, tu t’apprêtes à crever…
Moi  : Aah, je vois (je m’essaie à un petit rire)
Mon père : Tu te forces à rire, là. Mais un jour je vais sauter par la fenêtre vous rirez moins.
Moi  : Vous habitez au rez-de-chaussée.
Mon père : Ne sois pas insolente avec ton vieux père. C’est pas parce que toi et ton mec vous menez une existence de gens en dehors de la société qu’il faut mépriser les vieux comme nous et se croire au dessus de tout. (de plus en plus agacé) Quelle arrogance, de me reprendre comme ça. "Tu habites au rez-de-chaussée." Si je veux me jeter par le fenêtre t’inquiète pas que j’en trouverais une assez haute pour finir en bouillie sur le trottoir.
Moi  : Je ne me considère pas comme étant en dehors de la société.
Mon père : Arrête ! Tu sais bien que vous êtes des pauvres schnocks : "non-essentiels", ça vient pas de nulle part, ce genre d’expression, ça s’invente pas, non ? Il y a un fond de vérité. Vous êtes un peu des bouffons, quand même. Vous êtes là vous êtes pas là on s’en tape.
Et j’imagine que tu voudrais de l’argent pour Noël.
Moi : Tiens je te passe ton petit-fils qui rentre du foot à l’instant ! On n’est plus obligé d’aller le chercher maintenant il rentre avec le 94.
Mon père : Non, attends, on se parlait là, toi et moi !
(Je force l’écouteur entre les mains de mon fils qui essayait de passer discrètement avec son sac de sport. 4’33 minutes plus tard, il me rend le téléphone.)
Mon fils : Papi encore.
Moi : Allo ? Papa ?
Mon père : Oui !
Moi : Bon, t’es content, ça fait longtemps que tu l’as pas eu Diego.
Mon père : Oui. Qu’est-ce qu’il me manque ce petit. Mais là, je sentais bien qu’on n’arrivait pas à communiquer vraiment, avec toi derrière qui guette, qui épie, qui juge.
Moi  : Qui guette derrière ? Qui juge ? (des années de psychanalyse et de méditation ne peuvent empêcher ma voix de prendre un ton métallique)
Mon père : Ben oui.
Moi : Non, tu te trompes, je ne contrôle pas vos conversations, désolée.
Mon père : Oh ça va ! Ne le prends pas mal ! Tout de suite ! Je l’ai dit comme ça ! Ce n’est pas croyable ça ! Oh j’imagine bien ta bouche pincée et ton regard qui vire à l’arctique. On la contrarie, elle se retire : facile.
Moi, je voulais juste prendre des nouvelles (au bord des larmes), savoir si tout le monde allait bien, visiblement c’est le cas, vous êtes tous en pleine forme, je ne vais pas déranger plus longtemps, bonsoir.
Moi : Bonsoir.
On raccroche.
Je m’allume une Marlboro et j’ouvre une bouteille de rouge.

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