Qui peut le moins

par Alain Béhar

J’avais commencé, la première fois, le déchiffrement d’un texte illisible à l’œil nu dont j’ai découvert la trace en zoomant sur un pixel énigmatique, dissimulé dans une petite Vanité de Dürer (1471/1528), en visitant le Louvre virtuellement avec mes deux enfants, pour faire l’école à la maison. On a continué la fois d’après, on aimait bien. Avec le recul, il est fort probable qu’un amateur d’art interactif, qu’un visiteur d’avant en présentiel ou un conservateur iconoclaste de musée fermé ait ajouté, pour résister au marché ou simplement pour jouer, ce détail dans le tableau, puis dans d’autres, peut-être sur les toiles elles-mêmes, peut-être simplement en ligne. Sous un crâne, à côté d’une enclume et d’un cheval mort aux oreilles coupées, sur la première page d’un livre minuscule qui s’ouvre quand on clique dessus, il y avait l’énoncé d’une opération, qui disait : on est 58321, il y a 933136, combien aura-t-on chacun si l’on partage équitablement ?

©unfauxgraphiste (instagram.com/unfauxgraphiste)

Ensuite chaque page quand on clique renvoie à un autre tableau, dans une autre salle ou à New-York, il y en a 16 en tout, par lesquels on repasse régulièrement, certains très récents, où se trouvent d’autres indices à chercher et ainsi de suite. C’était amusant à suivre, souvent passionnant, et ça occupe. Un peu comme une chasse au trésor sans attestation. Chaque matin, durant plus de trois mois on a recopié ou reproduit chaque phrase jusqu’à ce qu’on la comprenne, traduit parfois des paragraphes entiers quand c’était en arabe ou en finnois, interprété ou dessiné à trois chaque détail et les images, patiemment, sur ce cahier-ci : 200 pages grand format à petits carreaux avec marge, couverture plastique, pas de stylo plume, pas de dessin dans la marge, pas de gomme fantaisie. C’est manifestement une liste d’ébauches plus ou moins avancées, de pistes à suivre pour plus tard et de projets abandonnés, récemment ou depuis des lustres, par plein de gens qui n’ont rien à voir et qui ne se connaissent pas entre eux, dans plein de domaines différents. Le dernier (tamponné N°61) est un projet, dans les années folles - les années 20 aussi mais du siècle d’avant - de spectacle communiste jeune public intitulé « Un max de rab », à jouer pour des enfants en visite dans un Ehpad, qui n’a pas abouti. Ne me demandez pas le rapport avec Dürer, il n’y en a pas, enfin je crois. Il y en a un par contre avec Vanités, à la fois comme mot et à la fois comme genre. Il y a des clowns dans la pièce, plein, trop de clowns partout, dit la première didascalie, qui nous font rire à la fois et foutent un peu la trouille, tellement y en a, et trop d’informations catastrophiques répétées en boucle. Il y est question de surplus, forcément, de saturation par le détail, de complot et de mélancolie, de produire trop, trop peu ou juste assez, de détruire ou de partager, et de ne pas forcément se gaver sous prétexte qu’il en reste encore. Je ne sais pas très bien ce qu’ils entendaient par là, c’est très ouvert, mais je vais essayer de monter la pièce, je cherche des partenaires. Le projet 60 décrit un certain nombre de mélanges et proportions, moitié chimiques ou botaniques, des projets de vaccins, de sodas ou de tisanes plus ou moins énergisantes et médicamenteuses, il semblerait, dont la plupart sont barrés. Le 59 est un projet de pamphlet documenté contre le positivisme et l’industrie du "bien-être". Le 58 est un début de bande dessinée signée Jean-Bru, qui raconte la construction d’un immeuble (le plus haut du monde) de Rem Koolhaas en pleine forêt…

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